Bons samaritains ou voyageurs indifférents

Chapitre 2, « Un étranger sur le chemin », sous chapitres 69 à 86 de l’encyclique du Pape François, Fratelli tutti.

Bâtir une société digne de ce nom

La narration est simple et linéaire, mais elle a toute la dynamique de cette lutte interne qui est menée dans la construction de notre identité, dans chaque existence engagée sur le chemin de la réalisation de la fraternité humaine. Sur la route, nous rencontrons inévitablement l’homme blessé. Aujourd’hui, et de plus en plus, il y a des blessés. L’inclusion ou l’exclusion de la personne en détresse au bord de la route définit tous les projets économiques, politiques, sociaux et religieux.

Chaque jour, nous sommes confrontés au choix d’être de bons samaritains ou des voyageurs indifférents qui passent outre. Et si nous étendons notre regard à l’ensemble de notre histoire et au monde de long en large, tous nous sommes ou avons été comme ces personnages : nous avons tous quelque chose d’un homme blessé, quelque chose d’un brigand, quelque chose de ceux qui passent outre et quelque chose du bon Samaritain.

Il est impressionnant que les caractéristiques des personnages du récit changent totalement quand ils sont confrontés à la situation affligeante de l’homme à terre, de l’homme humilié. Il n’y a plus de distinction entre l’habitant de Judée et l’habitant de Samarie, il n’est plus question ni de prêtre ni de marchand ; il y a simplement deux types de personnes : celles qui prennent en charge la douleur et celles qui passent outre ; celles qui se penchent en reconnaissant l’homme à terre et celles qui détournent le regard et accélèrent le pas.

En effet, nos multiples masques, nos étiquettes et nos accoutrements tombent : c’est l’heure de vérité ! Allons-nous nous pencher pour toucher et soigner les blessures des autres ? Allons-nous nous pencher pour nous porter les uns les autres sur les épaules ? C’est le défi actuel dont nous ne devons pas avoir peur. En période de crise, le choix devient pressant : nous pourrions dire que dans une telle situation, toute personne qui n’est pas un brigand ou qui ne passe pas outre, ou bien elle est blessée ou bien elle charge un blessé sur ses épaules.

L’histoire du bon Samaritain se répète : il devient de plus en plus évident que la paresse sociale et politique transforme de nombreuses parties de notre monde en un chemin désolé, où les conflits internes et internationaux ainsi que le pillage des ressources créent beaucoup de marginalisés abandonnés au bord de la route.

Dans sa parabole, Jésus ne propose pas d’alternatives comme : que serait-il arrivé à cet homme gravement blessé, ou à celui qui l’a aidé, si la colère ou la soif de vengeance avaient gagné leur cœur ? Il se fie au meilleur de l’esprit humain et l’encourage, par la parabole, à adhérer à l’amour, à réintégrer l’homme souffrant et à bâtir une société digne de ce nom.

La parabole commence par une allusion aux brigands. Le point de départ que Jésus présente est une agression déjà consommée. Nous n’avons pas à passer du temps à déplorer le fait ; il n’oriente pas nos regards vers les brigands. Nous les connaissons. Nous avons vu avancer dans le monde les ombres épaisses de l’abandon, de la violence au service d’intérêts mesquins de pouvoir, de cupidité et de clivage. La question pourrait être celle-ci : laisserons-nous gisant à terre l’homme agressé pour courir chacun nous mettre à l’abri de la violence ou pour poursuivre les brigands ? L’homme blessé sera-t-il la justification de nos divisions irréconciliables, de nos indifférences cruelles, de nos affrontements internes ?

La parabole nous fait ensuite poser un regard franc sur ceux qui passent outre. Innocente ou non, cette indifférence redoutable consistant à passer son chemin, fruit du mépris ou d’une triste distraction, fait des personnages du prêtre et du lévite un reflet non moins triste de cette distance qu’on crée pour s’isoler de la réalité. Il existe de nombreuses façons de passer outre qui se complètent : l’une consiste à se replier sur soi-même, à se désintéresser des autres, à être indifférent. Une autre est de ne regarder que dehors. En ce qui concerne cette dernière façon de continuer son chemin, dans certains pays ou milieux, il y a un mépris envers les pauvres et envers leur culture, et un mode de vie caractérisé par le regard dirigé vers l’extérieur, comme si on tentait d’imposer de force un projet de société importé. L’indifférence de certains peut ainsi se justifier, car ceux qui pourraient toucher leur cœur par leurs revendications n’existent tout simplement pas. Ils se trouvent hors de l’horizon de leurs intérêts.

Chez ceux qui passent outre, il y a un détail que nous ne pouvons ignorer : il s’agissait de personnes religieuses. Mieux, ils œuvraient au service du culte de Dieu : un prêtre et un lévite. C’est un avertissement fort : c’est le signe que croire en Dieu et l’adorer ne garantit pas de vivre selon sa volonté. Une personne de foi peut ne pas être fidèle à tout ce que cette foi exige d’elle, et pourtant elle peut se sentir proche de Dieu et penser avoir plus de dignité que les autres. Mais il existe des manières de vivre la foi qui favorisent l’ouverture du cœur aux frères ; et celle-ci sera la garantie d’une authentique ouverture à Dieu.

Saint Jean Chrysostome est parvenu à exprimer avec beaucoup de clarté ce défi auquel sont confrontés les chrétiens : « Veux-tu honorer le Corps du Christ ? Ne commence pas par le mépriser quand il est nu. Ne l’honore pas ici [à l’église] avec des étoffes de soie, pour le négliger dehors où il souffre du froid et de la nudité ». Le paradoxe, c’est que parfois ceux qui affirment ne pas croire peuvent accomplir la volonté de Dieu mieux que les croyants.

Les ‘‘brigands de la route’’ ont souvent comme alliés secrets ceux qui ‘‘passent outre en regardant de l’autre côté’’. Le cercle est fermé entre ceux qui utilisent et trompent la société pour la dépouiller et ceux qui croient rester purs dans leur fonction importante, mais en même temps vivent de ce système et de ses ressources. C’est une triste hypocrisie que l’impunité du crime, de l’utilisation d’institutions à des fins personnelles ou corporatives et d’autres maux que nous n’arrivons pas à éliminer aillent de pair avec une disqualification permanente de tout, avec la suspicion constamment semée, source de méfiance et de perplexité ! L’imposture du ‘‘tout va mal’’ a pour réponse ‘‘personne ne peut y remédier’’, ‘‘que puis-je faire ?’’. On alimente ainsi la désillusion et le désespoir, ce qui n’encourage pas un esprit de solidarité et de générosité. Enfoncer un peuple dans le découragement, c’est boucler un cercle pervers parfait : c’est ainsi que procède la dictature invisible des vrais intérêts cachés qui s’emparent des ressources et de la capacité de juger et de penser.

Regardons finalement l’homme blessé. Parfois, nous nous sentons, comme lui, gravement blessés et gisant à terre au bord du chemin. Nous nous sentons aussi troublés par nos institutions désarmées et démunies, ou mises au service des intérêts d’une minorité, de l’intérieur et de l’extérieur. En effet « dans la société globalisée, il y a une manière élégante de tourner le regard de l’autre côté qu’on adopte souvent : sous le couvert du politiquement correct ou des modes idéologiques, on regarde celui qui souffre sans le toucher, on le voit à la télévision en direct, et même on utilise un langage apparemment tolérant et plein d’euphémismes ».

Chaque jour, une nouvelle opportunité s’offre à nous, nous entamons une nouvelle étape. Nous ne devons pas tout attendre de nos gouvernants ; ce serait puéril. Nous disposons d’un espace de coresponsabilité pour pouvoir commencer et générer de nouveaux processus et transformations. Soyons parties prenantes de la réhabilitation et de l’aide aux sociétés blessées. Aujourd’hui, nous nous trouvons face à la grande opportunité de montrer que, par essence, nous sommes frères, l’opportunité d’être d’autres bons samaritains qui prennent sur eux-mêmes la douleur des échecs, au lieu d’accentuer les haines et les ressentiments. Comme pour le voyageur de notre histoire qui passait par hasard, il suffirait juste d’être animé du désir spontané, pur et simple de vouloir constituer un peuple, d’être constant et infatigable dans le travail d’inclure, d’intégrer et de relever celui qui gît à terre ; même si bien des fois nous nous sentons débordés et condamnés à reproduire la logique des violents, de ceux qui ne s’intéressent qu’à eux-mêmes, qui ne répandent que confusion et mensonges. Que d’autres continuent à penser à la politique ou à l’économie pour leurs jeux de pouvoir ! Quant à nous, promouvons le bien et mettons-nous au service du bien !

Il est possible, en commençant par le bas et le niveau initial, de lutter pour ce qui est le plus concret et le plus local, jusqu’à atteindre les confins de la patrie et du monde, avec la même attention que celle du voyageur de Samarie pour chaque blessure de l’homme agressé. Cherchons les autres et assumons la réalité qui est la nôtre sans peur ni de la souffrance ni de l’impuissance, car c’est là que se trouve tout le bien que Dieu a semé dans le cœur de l’être humain. Les difficultés qui semblent énormes sont une opportunité pour grandir et non une excuse à une tristesse inerte qui favorise la soumission. Mais ne le faisons pas seuls, individuellement.

Le Samaritain a cherché un hôte qui pouvait prendre soin de cet homme ; nous aussi, nous sommes invités à nous mobiliser et à nous retrouver dans un ‘‘nous’’ qui soit plus fort que la somme de petites individualités. Rappelons-nous que « le tout est plus que la partie, et plus aussi que la simple somme de celles-ci ». Renonçons à la mesquinerie et au ressentiment des replis sur soi stériles, des antagonismes sans fin ! Cessons de cacher la souffrance causée par les préjudices et assumons nos crimes, nos discordes et nos mensonges ! La réconciliation réparatrice nous ressuscitera et nous délivrera, aussi bien nous-mêmes que les autres, de la peur.

Le Samaritain en voyage est parti sans attendre ni remerciements ni gratitude. Le dévouement dans le service était sa grande satisfaction devant son Dieu et sa conscience, et donc, un devoir. Nous sommes tous responsables du blessé qui est le peuple lui-même et tous les peuples de la terre. Prenons soin de la fragilité de chaque homme, de chaque femme, de chaque enfant et de chaque personne âgée, par cette attitude solidaire et attentive, l’attitude de proximité du bon Samaritain. Le prochain sans frontières.

 Qui est mon prochain ?

Jésus a proposé cette parabole pour répondre à une question : qui est mon prochain ? Le mot ‘‘prochain’’ dans la société du temps de Jésus indiquait d’ordinaire celui qui était le plus proche, voisin. On considérait que l’aide devait aller en premier lieu à celui qui appartient au même groupe que soi, à sa propre race. Un Samaritain, pour certains Juifs de cette époque, était considéré comme méprisable et impur, et on ne l’incluait pas parmi les proches qui devaient être aidés. Jésus, juif, transforme complètement cette approche : il ne nous invite pas à nous demander qui est proche de nous, mais à nous faire proches, prochains.

Ce qui est proposé, c’est d’être présent aux côtés de celui qui a besoin d’aide, sans se soucier de savoir s’il fait partie ou non du même cercle d’appartenance.

Dans ce cas-ci, c’est le Samaritain qui s’est fait proche du Juif blessé. Pour se faire proche et présent, il a franchi toutes les barrières culturelles et historiques. La conclusion de Jésus est une requête : « Va, et toi aussi, fais de même » (Lc 10, 37). Autrement dit, il nous exhorte à laisser de côté toutes les différences et, face à la souffrance, à devenir proche de toute personne. Donc, je ne dis plus que j’ai des ‘‘prochains’’ que je dois aider, mais plutôt que je me sens appelé à devenir un prochain pour les autres.

Le problème, c’est que, Jésus le souligne intentionnellement, le blessé était un Juif – habitant de Judée – tandis que celui qui s’est arrêté et l’a aidé était un Samaritain – habitant de Samarie –. Ce détail est d’une importance exceptionnelle dans la réflexion sur un amour ouvert à tous. Les Samaritains habitaient une région gagnée par les rites païens, et, aux yeux des Juifs, cela les rendait impurs, détestables, dangereux. De fait, un ancien texte juif qui mentionne les nations détestées se réfère à la Samarie, en affirmant même qu’elle n’est pas une nation (cf. Si 50, 25) ; et il poursuit que c’est « le peuple stupide qui demeure à Sichem » (v. 26).

Cela explique pourquoi une Samaritaine, lorsque Jésus lui a demandé à boire, a répondu avec emphase : « Comment ! toi qui es Juif, tu me demandes à boire à moi qui suis une femme samaritaine ? » (Jn 4, 9). Ceux qui recherchaient des accusations susceptibles de discréditer Jésus, la chose la plus blessante qu’ils aient trouvée, c’était de le qualifier de « possédé » et de « Samaritain » (Jn 8, 48).

Par conséquent, cette rencontre miséricordieuse entre un Samaritain et un Juif est une interpellation puissante qui s’oppose à toute manipulation idéologique, afin que nous puissions élargir notre cercle pour donner à notre capacité d’aimer une dimension universelle capable de surmonter tous les préjugés, toutes les barrières historiques ou culturelles, tous les intérêts mesquins.

Enfin, je me souviens que, dans un autre passage de l’Évangile, Jésus dit : « J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » (Mt 25, 35). Jésus pouvait prononcer ces mots parce qu’il avait un cœur ouvert faisant siens les drames des autres. Saint Paul exhortait : « Réjouissez-vous avec qui est dans la joie, pleurez avec qui pleure » (Rm 12, 15). Lorsque le cœur adopte cette attitude, il est capable de s’identifier à l’autre, peu importe où il est né ou d’où il vient. En entrant dans cette dynamique, il fait finalement l’expérience que les autres sont « sa propre chair » (Is 58, 7).

Pour les chrétiens, les paroles de Jésus ont encore une autre dimension transcendante. Elles impliquent qu’il faut reconnaître le Christ lui-même dans chaque frère abandonné ou exclu (cf. Mt 25, 40.45).

En réalité, la foi fonde la reconnaissance de l’autre sur des motivations inouïes, car celui qui croit peut parvenir à reconnaître que Dieu aime chaque être humain d’un amour infini et qu’« il lui confère ainsi une dignité infinie ». À cela s’ajoute le fait que nous croyons que le Christ a versé son sang pour tous et pour chacun, raison pour laquelle personne ne se trouve hors de son amour universel. Et si nous allons à la source ultime, c’est-à-dire la vie intime de Dieu, nous voyons une communauté de trois Personnes, origine et modèle parfait de toute vie commune. Sur ce point, il y a des développements théologiques de grande portée. La théologie continue de s’enrichir grâce à la réflexion sur cette grande vérité.

Parfois, je m’étonne que, malgré de telles motivations, il ait fallu si longtemps à l’Église pour condamner avec force l’esclavage et les diverses formes de violence.

Aujourd’hui, avec le développement de la spiritualité et de la théologie, nous n’avons plus d’excuses. Cependant, il s’en trouve encore qui semblent se sentir encouragés, ou du moins autorisés, par leur foi à défendre diverses formes de nationalismes, fondés sur le repli sur soi et violents, des attitudes xénophobes, le mépris, voire les mauvais traitements à l’égard de ceux qui sont différents.

La foi, de par l’humanisme qu’elle renferme, doit garder un vif sens critique face à ces tendances et aider à réagir rapidement quand elles commencent à s’infiltrer. C’est pourquoi il est important que la catéchèse et la prédication incluent plus directement et clairement le sens social de l’existence, la dimension fraternelle de la spiritualité, la conviction de la dignité inaliénable de chaque personne et les motivations pour aimer et accueillir tout le monde.

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Un étranger sur le chemin