
(Voix d’Antonio) : Toc. Toc. Toc. Ce bruit ? Ce n’est pas une porte, ni un train en retard. C’est une mémoire qui frappe avant d’entrer.
PRÉAMBULE
Je m’appelle Antonio. Je suis né à Pompéi, ville figée dans le temps, mais brûlante de récits. Je vis en France, entre les mots et les jours. J’ai beaucoup voyagé — j’ai laissé des morceaux de moi dans des cafés, des gares, des silences partagés. Mais je suis avant tout… un citoyen du monde.
Je ne suis pas comédien. Je ne suis pas metteur en scène. Je suis passeur de mots, arpenteur d’histoires, artisan d’un théâtre sans murs.
Aujourd’hui, vous allez croiser trois voix. Elles ne viennent pas d’un texte sacré, mais de murmures que j’ai voulu amplifier :
- une Italienne qui classe des fragments oubliés,
- un Franco-Algérien qui cherche un pays dans un sac de sport élimé,
- une Allemande qui danse pour ne pas hurler.
Ils ne vous diront pas tout. Ils ne savent pas tout. Mais chacun vous tendra quelque chose — un regard, un doute, une cassure. Et peut-être, oui peut-être… cela résonnera avec votre propre valise.
Alors installez-vous. L’écran devient scène. Le silence devient texte. Et voici… Le bruit des valises.
ACTE I — Le bruit des valises
Une gare fantôme. Les rails ne mènent nulle part, mais le silence circule encore. Trois valises posées sur le sol. La lumière est douce, comme si elle hésitait elle aussi à entrer.
Lucia (ouvrant sa valise comme on exhume une mémoire) Photos pliées. Lettres sans enveloppe. Une mèche de cheveux dans un papier jauni. L’Europe pour moi ? C’est ce train que ma grand-mère prenait avec une valise vide. Et pourtant, elle revenait toujours chargée — de silences.
Ibrahim (assis, le dos courbé, tenant un sac de sport élimé) Je n’ai pas de valise. Juste ce sac. Un sac qui a traversé trop de frontières sans jamais les comprendre. Dedans, il y a une photo de mon père en costume. Une lettre qu’il n’a jamais envoyée. Et cette phrase qu’on se répète à mi-voix chez moi : “Tu n’es pas d’ici… mais tu ne sais plus d’où tu es.”
Il serre le sac contre lui, comme pour retenir un souvenir prêt à s’échapper.
Anke (debout, tête baissée, tenant une cassette audio) Ma mère chantait en russe, en cachette. Elle dansait avec moi, à l’abri des rideaux. Puis elle a dit : “Le mur est tombé, mais il reste debout dans nos gestes.” Alors je bouge, doucement. Comme pour désobéir avec grâce.
(Un projecteur s’allume à l’arrière, bleu pâle. Les trois personnages se déplacent lentement, sans se toucher. Leurs voix se chevauchent en fondu, chacune restant distincte.)
Voix multiple (chœur intime) Nous avons apporté des souvenirs sans destination. Nous avons hérité de valises pleines d’oublis. Nous sommes les fils tirés d’une toile effilochée.
La lumière s’éteint progressivement. Sur le mur, une question s’écrit en lettres blanches, tremblantes : “Et vous — que mettez-vous dans votre valise intime d’Européen ?”
ACTE II — Corps politiques
La gare s’efface. L’espace devient une salle d’attente blanche, impersonnelle. Les valises sont fermées. Les personnages auditionnent pour une appartenance invisible.
Lucia (debout, face au public) Je suis née dans une ville où l’on ne savait plus s’il fallait parler italien, slovène ou simplement se taire. À l’université, on m’a appris l’Europe par des cartes. Mais ma mère m’a enseigné l’Europe avec les yeux fatigués d’une ouvrière.
Elle tend son passeport comme une offrande. Je veux une Europe qui ne me demande pas de prouver qui je suis — chaque fois que je change de trottoir.
Ibrahim (assis à côté d’un bureau fictif) J’ai passé un concours. “Attaché territorial européen.” Mais personne ne m’a demandé mon territoire intime. On m’a demandé mon français, mon degré d’intégration, ma neutralité. Je me suis présenté. Et j’ai perdu mon nom au vestiaire.
Il récite, comme une formule administrative. “Je soussigné, né entre deux capitales, certifie que je suis conforme au modèle attendu.”
Anke (tenant un dossier) On m’a invitée à une conférence sur “La mobilité européenne des artistes.” J’ai dit que je voulais danser la douleur migrante. On m’a proposé de chorégraphier une vitrine touristique. Alors j’ai dansé. Pieds nus, sur les archives d’un ministère.
Elle s’arrête brusquement. Ma danse n’est pas faite pour plaire. Elle est faite pour secouer les papiers trop bien rangés.
Un flash brutal. Les trois sont côte à côte, figés.
Voix multiple Ils veulent nos talents, mais pas nos tremblements. Ils veulent nos langues, mais pas nos silences. Ils veulent nos voix, tant qu’elles ne demandent pas trop.
Projection arrière : “L’Europe s’intéresse à mon CV. Pas à mon histoire.”

ACTE III — Lieu commun
L’espace devient libre. Plus de murs, seulement des lignes tracées au sol — frontières intérieures. La lumière tourne, doucement.
Lucia (elle danse sans musique) Je pensais que l’Europe serait un lieu. Mais c’est peut-être un geste répété. Le souvenir d’un repas partagé entre gens qui ne parlaient pas la même langue, mais qui se sont compris en se resservant.
Elle trace une ligne invisible au sol. Voici ma frontière : entre ce que je peux dire et ce que je ne peux que ressentir.
Ibrahim (tenant une lettre pliée) J’ai voulu écrire à l’Europe. Mais comment commencer une lettre à une entité mouvante ? “Chère Europe,” ou “Cher fantôme recomposé chaque matin,”
Il lève les yeux. Je vais lui parler sans papier. Je vais lui dire : “Regarde ce que tu fais quand tu réunis les corps mais pas les mémoires.”
Anke (elle danse lentement) Ma langue ne dit plus les choses. Alors je bouge. Comme quand l’amour n’a pas besoin de traduction.
Elle trace un cercle à la craie. Ce cercle ? C’est mon passeport. Ma tentative de dire : Je suis là. Je suis moi. Et je viens avec mon histoire.
Les trois se regardent enfin. Un chœur fragmenté commence : Lucia : héritage Ibrahim : choix Anke : mémoire Lucia : silence Ibrahim : départ Anke : corps
Une voix d’enfant flotte dans l’air : “Tu viens d’où ?”
Et une dernière phrase apparaît sur le mur : “Ce n’est pas l’endroit d’où l’on vient qui compte… …c’est ce qu’on ose raconter.”
SÉQUENCE FINALE — Boîte aux oublis
Une valise reste seule au centre. Projecteur doux. Une boîte aux lettres dessinée à la craie.
Voix off (Antonio) La valise est encore là. Pas vide, pas pleine. Juste prête à accueillir ce qui n’a pas été dit.
Crayon sur papier.
Voix off (suite) Chacun a sa Europe. Son point de départ. Sa destination inconnue. Mais ce qui nous lie… c’est ce que nous acceptons de transmettre.
Dernière lumière. Une phrase s’écrit lentement : “Fin du début.”
Poster un Commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.